6.
Connaissances
J’aurai des cicatrices toute ma vie. Chaque fois que je regarde mes poignets, j’enrage. Malgré les onguents de ma mère, la douleur persiste.
Que la Déesse en soit remerciée, Gìomanach ne nous importunera plus.
Sgàth
* * *
Le lendemain matin, comme toutes les places de parking près de l’entrée du lycée étaient prises, j’ai déposé Mary K., puis je suis allée me garer plus loin. Je suis sortie de voiture et j’ai soupiré en voyant le phare brisé de Das Boot. J’avais pris rendez-vous pour la porter au garage le lendemain, le mercredi midi, juste après les cours.
— Morgan !
La voix mélodieuse m’a fait sursauter. Je me suis retournée : Selene Belltower m’attendait dans sa voiture, la vitre baissée, à trois places de moi.
— Selene ! ai-je lancé en m’approchant. Que faites-vous ici ?
— Je voulais te parler, Morgan. Tu veux bien monter un instant ?
— Oui, bien sûr.
J’étais flattée. La mère de Cal incarnait tout ce que j’espérais devenir un jour : une sorcière puissante, qui dirigeait un coven et possédait un savoir infini. Je me suis assise côté passager en jetant un coup d’œil à ma montre. Le fauteuil en cuir chauffant était doux au toucher et incroyablement confortable. Pourtant, même si j’étais bien installée, j’espérais qu’il faudrait moins de quatre minutes à Selene pour s’exprimer, sinon j’allais être en retard.
— Comment va Cal ? ai-je demandé. Il s’est remis ?
— Ne t’inquiète pas, il va beaucoup mieux. D’ailleurs, il ne devrait pas tarder à arriver. Il m’a dit que tu avais récupéré les outils de Belwicket, a-t-elle ajouté, l’œil brillant de curiosité.
— Oui, c’est vrai.
— C’est incroyable. Comment as-tu fait ?
— J’ai eu une vision de Maeve. C’est elle qui m’a montré où les trouver.
— Tu as eu une vision ?
— Oui. Enfin… j’ai fait un essai de divination.
Je me suis sentie rougir. Comme beaucoup de choses, la divination était sans doute interdite aux sorciers non initiés.
— Et quel support as-tu utilisé ? L’eau ?
— Non. Le feu.
Ma réponse l’a tellement surprise qu’elle s’est renversée contre le dossier de son siège.
— Le feu ? Tu as lu dans le feu ?
J’ai acquiescé, à la fois gênée et ravie de provoquer une telle réaction.
— J’aime le feu, c’est comme s’il… me parlait.
Elle n’a pas répondu tout de suite, et j’ai commencé à me sentir mal à l’aise. Depuis le début, j’enfreignais toutes les règles de la Wicca pour suivre mon propre chemin.
— Peu de sorciers se servent du feu, tu sais.
— Pourquoi ? me suis-je étonnée. Ça fonctionne pourtant bien.
— Pas pour la plupart d’entre nous. C’est un élément capricieux, qui requiert un pouvoir énorme.
J’ai baissé les yeux sans répondre, troublée par son regard insistant.
— Où se trouvent les outils de Maeve, à présent ?
J’étais rassurée qu’elle ne soit pas fâchée, qu’elle ne me sermonne pas. L’atmosphère dans la voiture est devenue soudain très intime ; j’avais l’impression que ce que je lui confierais resterait entre nous.
— Je les ai cachés.
— Tant mieux. Tu sais qu’ils sont très puissants. Je suis heureuse de voir que tu en prends soin. Si tu veux, je peux t’apprendre à t’en servir.
— Merci, Selene.
— Comme nous sommes très proches, toi et moi, et que tu es aussi proche de Cal, je compte sur toi pour me les montrer et pour me laisser les manipuler. Mes pouvoirs sont immenses, et les leurs également. Imagine ce que cela pourrait donner…
Soudain, j’ai vu du coin de l’œil l’Explorer doré de Cal entrer dans le parking. La sonnerie du lycée a retenti au moment où il descendait de voiture. J’ai baissé ma vitre pour l’appeler.
— Salut, Cal !
Il s’est approché de nous, m’a souri et s’est penché vers Selene. Les manches de son manteau recouvraient ses poignets meurtris.
— Maman, qu’est-ce que tu fais là ?
— Je n’ai pas pu attendre, je voulais discuter avec Morgan des outils de Maeve, lui a-t-elle appris en riant.
— Ah…
Sa mine renfrognée m’a étonnée.
— Euh… Il faut que je vous dise quelque chose, ai-je murmuré, la voix hésitante. Je… je les ai liés à moi. Personne d’autre ne pourra s’en servir.
Cal et sa mère m’ont dévisagée comme s’il venait de me pousser des cornes.
— Tu as fait quoi ? s’est insurgée Selene.
— Je les ai liés à moi, ai-je répété en me demandant si j’avais eu tort d’écouter le conseil d’Alyce.
— Comment ça ? s’est enquis Cal.
— Je leur ai jeté un sort. Pendant le rituel, j’ai senti mon pouvoir passer en eux. Ils font partie de moi, maintenant.
— Mais pourquoi ? m’a-t-il interrogée encore.
— Eh bien, tu sais… pour que les autres aient plus de mal à les utiliser et pour qu’ils soient plus puissants entre mes mains.
— Par la Déesse ! Qui t’a soufflé cette idée ? a voulu savoir Selene.
J’allais dire « Alyce », mais, à ma grande surprise, j’ai répondu tout autre chose :
— Je l’ai lu dans un livre.
— Tiens donc ? Enfin, il y a toujours moyen d’annuler un tel sort.
Sa réaction m’a surprise. Pourquoi voudrait-elle faire une chose pareille ?
— En tout cas, je serais ravie de t’enseigner leur maniement, a-t-elle conclu avec un sourire. On ne peut pas tout apprendre dans les livres.
— C’est vrai, ai-je reconnu, de plus en plus mal à l’aise. Bon, je ferais mieux d’y aller.
— Bien sûr. Encore toutes mes félicitations pour avoir retrouvé ces outils. Je suis très fière de toi.
Grâce à ces paroles, je me sentais un peu mieux lorsque je suis descendue de la voiture.
— Tu viens, Cal ?
— J’arrive.
Il a hésité une seconde, comme s’il allait ajouter quelque chose, puis il a simplement dit :
— On se voit plus tard, maman.
— Entendu, a-t-elle lancé avant de remonter la vitre.
Cal est parti vers le lycée au pas de charge. Je devais presque courir pour me maintenir à son niveau. Quelque chose le tracassait, je le voyais à ses mâchoires serrées.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es contrarié ?
— Non. On va être en retard si on traîne, c’est tout.
Pas besoin de pouvoirs magyques pour savoir qu’il mentait. Était-il fâché parce que j’avais lié les outils à moi ?
Ou bien était-il furieux contre sa mère ? Telle était mon impression, mais je ne voyais pas pourquoi il lui en aurait voulu.
* * *
La journée n’a fait qu’empirer. En changeant de classe pour le dernier cours de la matinée, je suis tombée par hasard sur Matt et Raven, qui s’embrassaient passionnément dans le labo de chimie. D’abord dégoûtée par le spectacle, je me suis rappelé que, après ce que j’avais fait à Hunter, j’étais mal placée pour juger qui que ce soit. À cette pensée, les larmes me sont montées aux yeux, si bien que j’ai dû me réfugier dans les toilettes des filles pour pleurer un bon coup.
À la pause de midi, Cal et moi avons rejoint les autres membres de Cirrus à notre table habituelle. Bizarrement, personne ne parlait. Robbie faisait la tête, ce qui signifiait sans doute que, la veille, Bree avait repoussé ses avances. D’ailleurs, je la voyais qui riait à l’autre bout du réfectoire, assise sur les genoux de Chip Newton. Génial.
Jenna était encore plus pâle que d’habitude. Quand Cal lui a demandé où était Matt, elle a répondu avec un haussement d’épaules :
— Aucune idée. On a rompu hier soir.
Son calme m’a impressionnée : elle était plus forte qu’elle n’en avait l’air.
Ethan et Sharon avaient pris place l’un à côté de l’autre. Après s’être tournés autour pendant des semaines, ils semblaient enfin prêts à accepter l’évidence : ils étaient faits l’un pour l’autre. Enfin une bonne nouvelle.
J’ai passé les cours de l’après-midi à réfléchir à la proposition de Selene. J’étais déchirée. D’un côté, j’avais très envie qu’elle m’apprenne à me servir des outils de Maeve, mais, de l’autre, la mise en garde d’Alyce m’en dissuadait. Je n’arrivais pas à me décider.
Lorsque la dernière sonnerie a enfin retenti, j’ai poussé un soupir de soulagement. Plus qu’une demi-journée de lycée avant le pont de Thanksgiving ! Le mercredi midi, nous serions en week-end pour quatre jours. J’ai ramassé mes affaires et je suis sortie à la recherche de Mary K. Je l’ai retrouvée sur le parking, et Cal est arrivé juste après. Nous nous sommes donné rendez-vous chez moi : il y avait tellement de choses dont nous devions discuter ! Il m’a caressé la joue avant de regagner sa voiture. Ma sœur m’a jeté un regard en coin, un petit sourire aux lèvres.
Je m’étais à peine installée derrière le volant qu’elle s’est tournée vers moi.
— Alors, vous l’avez fait ?
Sa question m’a tellement prise de court que j’ai calé au démarrage.
— Bon sang, Mary K. !
Elle a ricané bêtement, puis elle a insisté, comme pour me provoquer :
— Tu peux bien me le dire ! Ça fait un mois que vous sortez ensemble. Il est canon et ça se voit que lui, il n’est pas puceau ! T’es ma grande sœur, non ? C’est ton rôle de m’en parler.
— De te parler de quoi ? ai-je grommelé en manœuvrant Das Boot hors du parking.
— De sexe !
Mes mains se sont crispées sur le volant.
— Mary K., tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais tu n’as que quatorze ans. Tu es un peu jeune pour penser à ça, non ?
J’ai aussitôt regretté mes paroles. On aurait dit notre mère. Pas étonnant qu’elle se mette à bouder…
— Pardon. C’est juste que… je ne m’y attendais pas. Donne-moi une minute, ai-je repris en essayant de réfléchir et de conduire en même temps. Non, si tu veux tout savoir, nous n’avons rien fait. Pour le moment.
Mary K. a haussé les sourcils, d’un air étonné.
— Oui, je sais… Pour tout te dire, Cal en a très envie. Et moi aussi. Mais je crois que je ne suis pas encore prête. Je l’aime, ça, c’est sûr… il est très sexy et, dans ses bras, je me sens toute chose, lui ai-je avoué, le feu aux joues. Pourtant, c’est encore trop tôt pour moi. De façon générale, le plus important, je crois, c’est d’attendre le bon moment. Il faut qu’on soit à l’aise et folle amoureuse et tout. Sinon, ça ne se passera pas bien.
Je parlais comme une experte en la matière !
— Mais si l’autre est sûr que c’est le bon moment et que tu as envie de lui faire confiance ? m’a-t-elle encore demandé.
Note pour plus tard : lancer un sort de castration contre Bakker. J’ai inspiré un grand coup, puis j’ai tourné dans notre rue. Cal était déjà arrivé et nous attendait devant la maison.
— C’est à toi de décider si tu es prête ou pas, Mary K. Tu n’es pas bête, tu sais ce que tu ressens. Tu ne dois surtout pas céder à la pression. Moi, j’ai expliqué à Cal que c’était trop tôt. Oui, il était déçu, ai-je ajouté à voix basse, comme si je redoutais qu’il ne nous entende. Vraiment très déçu. Mais il a accepté ma décision et il se montre patient.
Elle a baissé les yeux vers ses chaussures.
— Mais bon, si vraiment c’est ce que toi, tu veux, prends tous les contraceptifs possibles et fais attention à toi. D’accord ?
Ma sœur a rougi avant de hocher la tête. Dehors, je voyais Cal grelotter de froid.
— Tu veux que je lui demande de rentrer chez lui pour qu’on puisse continuer à discuter tranquillement ? lui ai-je proposé, mais en priant pour qu’elle refuse.
— Non, c’est bon. Je crois que j’ai compris.
— Comme tu veux. Si tu as de nouveau besoin d’en parler, viens me voir. C’est vrai, quoi, je suis ta grande sœur et c’est mon rôle !
Elle m’a donné une petite tape sur le bras tout en me faisant un grand sourire. Vingt minutes plus tard, Mary K. était montée faire ses devoirs dans sa chambre et, Cal et moi, nous nous étions installés dans la cuisine autour d’un thé bien chaud.